strap maudit

Aujourd’hui, j’ai décidé de lever un coin du voile sur le métier de strap maker car beaucoup trop d’idées fausses et convenues circulent au sujet de cette profession et des quelques malades qui l’exercent. Je veux parler, notamment de ceux qui nous imaginent fabriquant des straps avec une fluidité de mouvement proche de celle des danseuses balinaises dans une ambiance douce et lumineuse seulement troublée par les hurlements de groupies en maillot de bain qui attendent sur le pas de la porte pour apercevoir Le maître…

Non, la réalité est tout autre. Il me faut l’avouer, même si c’est à contre coeur,  et pour illustrer mon propos, je vais vous relater l’histoire d’un strap que j’ai fabriqué dernièrement, l’histoire du strap maudit.

Tout d’abord, il me faut préciser que toute ressemblance avec une histoire réelle n’est absolument pas fortuite. J’ai seulement modifié quelques détails afin de préserver l’identité du propriétaire et un peu exagéré le propos, mais ça c’est normal, je suis marseillais.

Tout commence par l’arrivée d’une nouvelle commande et la joie, le soulagement qui en découle. Chic, aujourd’hui, les enfants vont pouvoir manger ! (je vous le disais, je suis marseillais).

Bien sûr, ça se gâte rapidement. Le commanditaire ne veut pas un des cinquante straps que je présente sur mon site. Non, ce serait trop simple. Lui, il en veut un particulier, un qui n’existe pas encore, un qui sera bien compliqué à fabriquer, un qui va me faire transpirer à grosses gouttes. Mais en même temps, il est si sympathique ce gars. Sa candeur me touche quand il m’explique qu’il rêve d’une doublure vert cerise en cuir de ptérodactyle (c’est là que j’ai un peu modifié et exagéré pour pas qu’on reconnaisse…) avec une couture orange pomme qui évoquerait les contours du visage d’Angélina Jolie de profil quand elle sourit à Brad (euh, là aussi !…).

Dès le début, je comprends que ça ne va pas être facile, cette histoire, mais je prends quand même la commande ; mes enfants sont si maigres en ce moment, de plus ça fait un bail qu’on ne trouve plus de chats dans le quartier (note à l’attention de Brigitte Bardot : ceci est un texte à vocation humoristique ; on n’a jamais mangé de chat, je le jure, même quand je n’avais que très peu de commandes !…).

Le cuir de ptérodactyle n’est pas si facile que ça à trouver. Je fais le tour de mes fournisseurs habituels. Bien sûr, ils se moquent de moi quand j’évoque les quantités. C’est juste pour faire un ou deux straps. C’est comme essayer d’aller acheter un seul coton tige à la pharmacie ; les chances sont grandes de se faire rire au nez. Mais le strapmaker a des capacités étonnantes de résistance à la frustration. Ca fait partie du métier. Finalement, je trouverais un morceau de cuir de ptérodactyle que je paierai deux fois le prix que je ferai payer le strap au commanditaire. C’est ça avoir le sens des affaires !

Bientôt, je commence le montage du strap et c’est à partir de ce moment là de l’histoire que tout va basculer dans la quatrième dimension (jusqu’à présent, c’était encore à peu prés normal tout ça, vous ne trouvez pas ?…).

Rapidement, je parviens à monter les deux brins (note de l’auteur : rapidement en langage strapmaker signifie 3 heures). J’effectue ce travail de précision en écoutant France Culture à la radio. C’est la raison pour laquelle, je suis incollable aujourd’hui sur l’image de soi dans l’Antiquité tardive. Apulée, Plutarque, Grégoire de Nazianze et Porphyre n’ont ainsi plus aucun secret pour moi. Heureux d’en avoir fini avec ce strap et souhaitant célébrer cet aboutissement, je vais me chercher une bière. Quand je reviens dans mon atelier : le grand brin a disparu ! Il n’est plus sur l’établi, il n’est pas sous l’établi, il n’est pas dans la poubelle, il est dans aucun de mes tiroirs. Je vous le dis, le grand brin a disparu ! Moi, j’ai envie de poser une question quand même. Elle est simple et complexe à la fois :

Comment se fait il que dans un atelier de 6 m2, un brin de 120 mm puisse complètement disparaître du jour au lendemain ? Ne me dîtes pas que ce pourrait être un chat qui se serait amusé avec ; le dernier qu’on a vu dans les parages était entrain de mijoter avec des carottes et des oignons. Non, il est évident que des forces occultes sont à l’oeuvre. Ce brin, je ne le retrouverai jamais. J’ai bien écris JAMAIS. Quelqu’un est-il capable de me fournir une explication rationnelle ?

Alors voilà, il faut recommencer à zéro ce fichu grand brin et sur France Culture, à présent c’est une émission sur la métaphysique du multiple. Quelques heures plus tard et après avoir appris à concilier matérialisme de la pensée et métaphysique platonicienne, le deuxième grand brin est terminé. J’ai écrit « deuxième » et non pas « second ». Ceux d’entre vous qui sont de fins spécialistes de l’orthographe ou les auditeurs les plus assidus de France Culture auront déjà compris que mon cauchemar ne va pas s’arrêter là. En effet, En ouvrant ma messagerie, je lis ce message en provenance du commanditaire du strap maudit : « Bonjour, vous allez rire, mais je m’aperçois que je me suis trompé dans les mesures, c’est un 26×24 et non un 24×22. Je suis vraiment désolé. Mais si vous avez déjà commencé, ce n’est pas grave, refaîtes le et je vous paierai les deux. Bien à vous ».

Vous allez rire ! Il a écrit… Non, je n’ai pas ris… A ce moment, je mesure la distance qui sépare un honnête strapmaker d’un serial killer appliqué. Et je vous jure qu’il est loin d’y avoir des kilomètres.

Bon, tant pis, je prends sur moi, surtout qu’il est sympa ce bonhomme. Il me propose même de payer les deux. Bon, c’est sûr je ne vais pas accepter ; c’est que je suis honnête moi, malgré tout. Honnête, voir un peu crétin. Parfois ces deux mots sont malheureusement synonymes dans nos sociétés modernes.

Alors pour la troisième fois, je recommence. J’évite d’allumer France Culture. Il faut dire que je commence à avoir un mal de tête d’anthologie… Je cherche la fréquence de RTL en rêvant de tomber sur la valise ou alors sur une chanson de Justin Bieber. Enfin un truc pas trop compliqué pour mes pauvres neurones (un discours de Nicolas Dupont-Aignan pourrait faire aussi l’affaire). Cette fois le strap est terminé. Il est là beau, rutilant, ronronnant sur l’étagère et moi, je prépare la lettre max. Je suis content. J’écris l’adresse et au moment de saisir le strap, expliquez moi pourquoi j’attrape la fiche bristol qui est en dessous ? Pour éviter de me lever, j’imagine. Parce que je suis le dernier des imbéciles, plus sûrement. Peu importe, le résultat est le même et le strap se met à voltiger dans les airs au ralenti, comme dans les films de Quentin Tarentino (les scènes au ralenti) ou les films d’Eric Rohmer (toutes les scènes), il frôle mon crâne et puis il atterrit dans le pot de teinture noire qui est sur le plan de travail juste derrière moi. Dans le pot de teinture noire, et oui ! Dans le seul pot de teinture sans couvercle. Là encore, y-a-t-il quelqu’un pour me calculer la probabilité de ce truc là ?

Ce strap, en tout et pour tout, je vais le fabriquer à cinq reprises (j’ai décidé de vous épargner certains de mes échecs ; je ne vous sens pas prêt à tout entendre). Au final, après avoir fait venir un exorciste à l’atelier, je finirai par l’envoyer à son destinataire, ce strap. Aujourd’hui, des jours et des jours ont passés. Je repense souvent à cette histoire étrange. Quand j’ouvre la porte de mon atelier, des frissons incontrôlés me saisissent. Voilà ce qu’est aussi le métier de strapmaker ! Ne vous trompez pas les gars… Ce n’est pas de la rigolade tous les jours ! Pensez-y quand vous passez commande d’un strap.

Strapmaker, ce n’est pas un métier de tout repos !

 

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